GUJARAT (Inde) : La montée des marches


Shivaratri au Mont Girnar
Il fait encore nuit, mais nous sommes déjà des centaines à nous diriger au pied du Mont Girnar, l'un des cinq monts sacrés du Jaïnisme. Il surplombe à 1100 mètres la ville de Junagadh, située au sud du Gujarat. 11500 marches à monter.
Depuis quatre jours se tient la foire de Bhavnath et en ce 20 février 2012, les pèlerins célèbrent une importante Shivaratri (fête en l’honneur de Shiva).
4400 marches : un immense temple Jaïn tout en marbre contient 5700 statuettes et statues (dont une de trois mètres de haut) des 24 Tirthankaras (les Jina, vainqueurs du karma). Si ce temple n'a pas la finesse de ceux de Ranakpur et du Mont Abu - deux autres monts sacrés - la majesté de cette construction à cette altitude a de quoi ébranler plus d'un sceptique !
Aujourd’hui la foule de pèlerins se dirige vers le temple hindou un peu plus haut. Puis vers le sommet où une niche abrite une statuette très banale qui recueille toute leur ferveur. Quel contraste avec la richesse des temples Jaïns ! Le Mont Girnar est un bel exemple de tolérance religieuse car il est aussi sacré pour les Jaïns que pour les Shivaïstes.
L'escalier en dalles de pierre est jalonné de lampes. Toute la nuit, ce sont des va et vient incessants. Beaucoup de pèlerins dorment aussi par terre pour attendre l’aube. J'avais décidé de partir à 6 heures du matin pour profiter de la fraîcheur. La façade du rocher devient brûlante dès la fin de la matinée. Il faut 3 heures à un bon marcheur pour atteindre la statuette de Shiva. C'est sans compter les multiples arrêts pour répondre aux sollicitations des Indiens. Serrer une main, prendre une photo de la famille ou bien poser avec eux. Les téléphones portables sont sortis sur mon passage et je m'aperçois que je suis la cible de tous les regards. Les uns se retournent pour voir mon visage, les autres m'accompagnent. Une femme tellement heureuse de sa photo me prend par la main pour m'aider à monter ! Une autre rate une marche en me regardant.
Il y a fort peu de touristes à gravir la colline et d'une manière générale le Gujarat n’est pas très fréquenté par les Occidentaux. Je suis seule et cela les intrigue aussi. Ces instants sympathiques sont l'occasion d'échanges de sourires plutôt que de conversations. Les Gujarati parlent peu l'anglais hormis « what's your name » et les pèlerins de Shivaratri sont surtout des gens modestes. J'admire le ballet des costumes les plus divers, turbans et saris de toutes les couleurs, jupes brodées du Gujarat, et tous ces bracelets et colliers qui scintillent au soleil. Les femmes marchent le plus souvent pieds nus et on entend résonner dans l'escalier leurs bracelets de cheville comme des milliers de petites clochettes.
Le pèlerinage de Shivaratri au Mont Girnar est un acte important dans une vie. Je rencontre des personnes lourdement handicapées, des mamans qui allaitent leur bébé en chemin, des petits enfants que l'on traîne à bout de bras, des personnes âgées très essouflées. Et deux chaises à porteurs qu'il m'est interdit de photographier. Arrêt dans une grotte, un guru m'invite à entrer et à faire le tour des images des dieux. Un petit temple dédiée à une déesse enceinte connaît une grande affluence. Et toujours une petite donation au passage. Dans l'ensemble, les représentations des dieux hindous, statuettes ou images sont ici d'une grande pauvreté. Un jeune étudiant me demande si je sais ce qu'il y a là-haut ? Il y a « God » ! Beaucoup s'étonnent en effet de voir des Occidentaux faire autant d'effort pour aller voir un dieu auquel ils ne croient même pas. Il y a le panorama, pourrions-nous leur répondre. Il est en effet grandiose.
Il est 9 heures. L'escalier se rétrécit. Les croisements sont plus difficiles. Il y a autant de monde à monter qu'à descendre. Il commence à faire chaud et les buvettes de thé chaï installées tout le long de l'escalier sont assaillies. Ambiance de fête plus que de recueillement. Les « Girnarji » fusent dans la montagne, mais aussi quelques musiques qui n'ont rien de religieuses. Bientôt nous sommes bloqués dans l'escalier. Un policier règle la circulation à coup de sifflets et de bâton dont je ne suis pas épargnée ! La montée reprend pas à pas et nous arrivons au pied de ce temple tant vénéré. Un guru fait s'agenouiller les pèlerins, un par un, devant la statuette et les bénit. Plus de 11 000 marches pour une vision de 30 secondes… J'ai mis 7 heures pour monter avec mes nombreuses haltes et il faut déjà penser à redescendre. Esquivant cette fois toutes les mains tendues et les regards, j'arrive au pied de l'escalier seulement 3 heures plus tard.
Shivaratri c'est aussi une gigantesque melâ. Au pied du Mont Girnar sur un vaste terrain, c'est un mélange de fête foraine et de stands de gurus en tous genres. Des sadhus nagas (ascètes vivant nus recouverts de cendre) m'invitent volontiers à partager une bouffée de marijuana. Ils reçoivent les pèlerins pour quelques bénédictions ou sages paroles, mais aussi pour recueillir leur donation car ils vivent essentiellement d’aumônes. Un yogi attire ma curiosité. Il “respire” la tête enfouie dans la terre jusqu’aux épaules et je n’ai vu aucun trucage.
La nuit va bientôt tomber et je vois la foule grossir sans cesse ce qui est inquiétant dans un espace si limité et sans aucune organisation policière pour la canaliser. J'attrape vite l'un des bus mis à disposition pour retourner en ville. Des deux côtés de la route le flot de pèlerins semble toujours s'amplifier. Le croisement de ceux qui arrivent et de ceux qui repartent finit par bloquer toute circulation. Mon bus s'arrête. A moins d'un kilomètre un bus nous précédant a dérapé et balayé un groupe de personnes. Dix morts et de nombreux blessés. L'intervention des secours durera cinq heures. Les passagers de mon bus ne s'inquiètent pas ni ne s'impatientent. Ils ne semblent pas non plus très émus par cet accident. Question d'habitude… ou plutôt de karma ! Dans la même nuit, une rixe fera quatre morts. Cinq cent mille personnes étaient annoncées. On est plus proche du million. Le lendemain tous les accès au site sont fermés à la circulation et il est fortement conseillé aux touristes de ne pas s'y rendre.
Les 863 temples Jaïns de Palitana
Seulement 3900 marches à monter pour atteindre le joyau de la religion Jaïn à 660 mètres d'altitude. Onze enceintes fortifiées abritent les 863 temples. Edifiés au XIème siècle puis détruits par les Musulmans au XIVème siècle, ils furent reconstruits au XVIème siècle. Cet ensemble imposant est éblouissant de beauté. Le silence qui y règne invite à la méditation. Le point de vue sur la vallée est époustouflant.
Le Jaïnisme est une religion méconnue alors que ses adeptes occupent souvent de très hautes fonctions dans le monde : avocats, intellectuels, hommes d'affaires et ils sont parfois très riches. A l’origine, étant respectueux de la vie, ils ne pouvaient occuper les métiers d'agriculteurs, éleveurs ou bouchers.. Ils se sont donc dirigés vers le commerce. La grande région Rajasthan-Gujarat est le berceau du Jaïnisme. Les temples ont toujours été richement décorés. On les reconnaît à la multitude de statuettes sculptées. Ils sont en marbre blanc dans le Gujarat et le plus souvent en pierre polie au Rajasthan.
Le Jaïnisme, contemporain du Bouddhisme, a été fondé au VIème siècle avant Jésus-Christ. Comme le Bouddhisme et même le Sikkhisme, le Jaïnisme est né d'une réaction contre les Brahmanes, les prêtres de l'Hindouïsme qui prônaient les sacrifices (comme par exemple le sati des épouses qui se jetaient vivantes sur le bûcher de leur défunt mari).
Mahâvira, le 24ème Tirthankara est le plus grand Maître de la doctrine. On attribue des pouvoirs merveilleux à bien d'autres Tirthankaras qui font aussi l'objet de la dévotion des fidèles. Les statues des Tirthankaras, nues ou incrustées de pierreries les représentent assis sur un lotus ou debout, tout droit, pour signifier le détachement absolu du corps. Elles sont toutes identiques sauf un animal qui figure sur le socle. Le lion indique par exemple Mahavira. Un schisme partagea la communauté jaïn en deux groupes : les Digambara « vêtu d'espace » dont les ascètes vivent nus et les Shvetâmbara, « vêtues de blanc ». Les femmes Digambara sont également vêtues de blanc, car elles ne peuvent se montrer nues. Il existe une sorte de clergé à la tête d'un territoire, ni moines, ni laïcs, reconnaissables à leur robe orange. Une présence importante de nonnes aida à la diffusion du Jaïnisme. Le Jaïn ne reconnaît pas de dieu créateur et s'il y a des dieux, ils mènent une existence de plaisir dans des mondes supérieurs sans exercer une action salvatrice pour le genre humain. Seules les capacités humaines, en particulier l'intelligence, peut discerner la vérité de l'erreur. Pour échapper au cycle des réincarnations, chaque individu doit suivre la voie de la non-violence et du respect de la vie poussés à l’extrême. C'est pourquoi il faut être végétarien, ne pas manger de légumes dont les racines sont dans le sol et ne pas porter de cuir.
J’assiste à la cérémonie de la Puja (cérémonie d’offrandes) qui donne lieu à des dévotions tout autant passionnées que celle des Hindous alors que le Jaïnisme tourne en ridicule beaucoup de superstitions hindouïstes au point d’avoir réécrit les grands textes. Il s'agit presque des mêmes rituels avec offrandes de fleurs et de noix de coco, mais contrairement à l’Hindouïsme les dieux ne sont pas invoqués pour obtenir des biens matériels. La prière a une vraie dimension spirituelle. Les fidèles habillés en blanc recouvrent leur bouche d'un mouchoir blanc pour que leur haleine ne nuise pas à la statue du Tirthankara. Un petit balai de laine sert à balayer devant leurs pas pour ne pas risquer d’écraser un insecte. J’ai vu un Jaïn balayer ainsi chaque marche devant lui. Des femmes assises par terre devant une petite table basse, dessinent avec des grains de riz blancs (qui ne germeront pas) des svatiskas - croix gammées - symbole universel de bonheur et d’éternité, très utilisé par les Jaïns, les Hindous et les Bouddhistes.
Un groupe de jeunes chante, dirigé par un homme bien excité. Des couloirs fermés par des grilles dirigent les hommes d'un côté, les femmes de l'autre pour aller se prosterner avec un plateau de fleurs devant la statue d'un ènieme Tirthankara. Je me sens un peu intruse dans cette cérémonie d'autant que, comme au Mont Girnar, les touristes sont rares. Mais les sourires sont toujours chaleureux. On m'invite à entrer dans certains temples où parfois je n'ai pas l'autorisation de photographier.
En redescendant en début d'après-midi, en plein soleil, je croise encore des pèlerins qui montent très péniblement. Certains sont au bord du malaise. Le plus jeune doit avoir 3 mois. Il est porté sur l'épaule de son père. Il y a beaucoup de chaises à porteurs car l’escalier est ici vraiment abrupt et nécessite un effort soutenu qu’aucune personne handicapée ou très âgée ne pourrait fournir. Les regards des porteurs ou des porteuses expriment la douleur physique. Difficile à supporter. Par curiosité, j'ai demandé à l'un des porteurs le prix pour un aller-retour. Trois cent roupies (4,50 euros). Cela représente une grande course d'un rickshaw, mais à diviser par deux porteurs. Le salaire de la douleur… J'espère que le prix est fixé au poids de la personne transportée car j'ai vu aussi beaucoup d'obèses sur ces chaises.
Février 2012


Article publié dans Magazine GLOBE-TROTTERS n°143-mai/juin2012 (Association Aventure du Bout du Monde)