La Maha Kumbh Mela de Allahabad se déroule tous les 12 ans
pendant presque deux mois. Cette année du 14 janvier à fin février, une
centaine de millions d’hindous s’y sont rassemblés, ce qui en fait le plus
grand pèlerinage au monde.
L’élixir d’immortalité
Lord Shiva avait
demandé aux dieux et aux démons de faire une alliance provisoire afin
d’élaborer un élixir d’immortalité, l’Amrita. Mais les démons s’enfuirent
avec la jarre et furent poursuivis par les dieux. Ils luttèrent douze jours et
douze nuits, soit douze années humaines. Lors de la bataille, quatre gouttes
d’Amrita s’échappèrent de la jarre et tombèrent sur la terre donnant
naissance à quatre villes saintes : Prayag (Allahabad), Haridwar, Ujjain et
Nasik. Des Mela (rassemblements) ont lieu tous les trois ans dans chacune de
ces villes à des dates déterminées par la position de Jupiter et du soleil. La
plus grande fête, la Maha Kumbh Mela a lieu à Allahabad. La « Cité de
Dieu » en Perse, autrefois connue sous le nom de Prayag se situe au Nord
de l’Inde dans l’Uttar Pradesh. Dans ce lieu Brahma aurait offert son premier
sacrifice après avoir créé le monde.
Tout croyant hindou
doit se rendre à ce pèlerinage une fois dans sa vie pour y prendre un bain
purificateur dans les eaux glacées du Gange, à Sangam. C’est le lieu le plus
sacré, situé à la confluence des trois rivières saintes, le Gange, la Yamuna et
la Saraswati. Les pèlerins croient que se baigner dans ces eaux les lave de
leurs péchés et les libère du cycle des réincarnations. Les grandes
épopées hindoues relatent les premiers bains sacrés, mais c’est au 8ème siècle que ce pèlerinage fut
popularisé.
Un site gigantesque d’une cinquantaine d’hectares
Des centaines de
stands et des campements de tentes s’étendent sur chacune des rives des trois
rivières. Le site couvre une cinquantaine d’hectares répartie en 15 secteurs…
des dizaines de kilomètres à parcourir à pied.
Toute la journée, les
allées sont envahies de familles qui arrivent avec leurs gros sacs sur la tête,
leurs ustensiles de cuisine et leurs provisions car certaines s’installent pour
une semaine voire pour les deux mois. Les pèlerins qui ne viennent que pour
quelques jours passent leurs nuits par terre, enroulés dans une couverture, au
bord des allées.
Les gourous qui ont
souvent des millions d’adeptes viennent y recevoir leurs fidèles sous
d’immenses chapiteaux. Les chants et les imprécations se succèdent relayées par
des sonorisations très puissantes, chacune rivalisant de décibels. On les
entend à plusieurs kilomètres, de 4 heures du matin (l’heure du premier bain de
la journée) jusqu’à deux heures du matin ce qui laisse peu de temps aux
pèlerins pour un repos pourtant bien mérité !
Des milliers de sâdhus
(l’Inde en compte 5 millions) rejoignent également ce site sacré, dont les
nagas sâdhus, ces ascètes qui vivent nus revêtus seulement de cendre en signe
de renoncement à toute possession matérielle. Ils ne gardent que leur pipe de
marijuana censée accélérer leur illumination. Ils proposent généreusement aux
passant de partager avec eux quelques bouffées. Considérés comme des saints
hommes, les hindous demandent leur bénédiction que les sâdhus distribuent par
un petit coup de balai en paille sur la tête. La donation est bien sûr de
rigueur car ils vivent essentiellement de la charité.
La présence d’un
village tibétain est cette année particulièrement remarquée. Elle marque
l’attachement du Bouddhisme à ses origines indiennes. Le Dalaï Lama y était
attendu, mais il renonça à venir car le gouvernement indien ne voulait plus
reconnaître officiellement sa présence.
Nuit dans une tente de pèlerins
Pour éviter de me
perdre j’ai pris un guide qui m’a fait visiter tout le site assise sur le
porte-bagage de son vélo. Il m’invite à passer la nuit dans la tente de sa
grand-mère au bord du Gange. En chemin, j’assiste à un va-et-vient incessant de
frêles silhouettes enveloppées de brouillard. La foule énorme déambule
calmement jusqu’aux berges. Le visiteur étranger se sent vite submergé par tant
de ferveur.
Les campements sont
organisés en petits quartiers. Les tentes en grosse toile s’alignent
impeccablement. Des plantes faméliques dans un minuscule parterre donnent
l’illusion d’un petit chez-soi. L’intérieur est assez spacieux avec un coin
cuisine équipé d’un réchaud, de grands woks et
des marmites. Un gros sac de farine est prévu pour les chapatis.
La sœur de mon guide me prépare un succulent dîner bien épicé. Le sol en terre
est d’une propreté irréprochable. Des couvertures matelassées sont étendues sur
la paille. Quatre personnes peuvent y dormir aisément côte à côte sans craindre
le froid.
Trois ou quatre
millions de personnes résident sur le site en permanence. On ne peut qu’admirer
l’organisation impressionnante déployée par des milliers de policiers, de
militaires et de bénévoles. Plusieurs casernes de pompiers et campements de
militaires ont été installés. Les bousculades sont toujours à craindre dans ce
type de manifestation. Malheureusement c’est à la gare d’Allahabad que l’on a
déploré une trentaine de morts. Et paradoxalement services de secours ont fait
preuve d’une désorganisation totale.
La propreté des
centaines d’allées me surprend, particulièrement dans ce pays. Des sanitaires
rudimentaires équipent les campements et partout des robinets sont accessibles.
Les ordures sont évacuées ou brûlées régulièrement. Cela fait réfléchir à ce
que pourrait être l’Inde…
Les mendiants viennent
faire l’aumône auprès du temple du Fort et c’est un étalage de difformités et
monstruosités en tous genres. Un spectacle parfois difficile à supporter.
Un peu plus loin, à
l’écart des fleuves, le lieu saint n’échappe pas à la loi des marchands et une
grande fête foraine est installée. Elle est très fréquentée par les pèlerins,
mais on ne sait pas s’ils y viennent avant ou après leurs ablutions !
Chaque jour la Presse
locale relate la venue de personnalités politiques ou religieuses de haute
importance qui viennent juste le temps de s’immerger dans le Gange et repartent
assez discrètement.
Le Grand Bain du 10 février
Pendant le pèlerinage,
sept dates ont été retenues par les auspices pour effectuer les bains sacrés.
Le 10 février était la date du plus Grand Bain auquel ont participé tous les
gourous et les sâdhus. Pour ce seul jour les autorités ont dénombré 40 millions
de pèlerins à Allahabad pour une population de 1,2 million personnes en temps
normal. Par sécurité toutes les routes ont été fermées 48 heures avant et après
le Grand Bain. Plus de 7000 policiers étaient en service pour cette seule
journée, épaulés par 30 000 volontaires.
Dès une heure du matin
une foule impressionnante se dirige vers Sangam où vont avoir lieu à l’aube les
bains des Saints Hommes. Les pèlerins empruntent les dizaines de ponts
flottants à sens unique. Les larges allées sont éclairées par d’énormes
projecteurs. Les croisements sont souvent compliqués et il est difficile de ne
pas se laisser emporter. Aussi les familles marchent en « files
indiennes », chacun tenant le sari ou la tunique du précédent. Malgré la
cohue, les hindous sont disciplinés et les quelques incidents sont vite réglés
par les coups de bâtons énergiques des militaires. Puis aux abords du fleuve,
les pèlerins sont parqués derrière de hautes clôtures en bois. Cinq heures
d’attente dans une nuit sans lune, dans le froid et le brouillard.
Arrivent enfin là
l’aube, les nagas sâdhus comme une vague déferlante, sous les clameurs de la
foule. Les uns sont à cheval, les autres défilent à pied. Il semble que cette
année la procession soit moins prestigieuse. Point d’éléphants ni de palanquins
dorés ! Du côté des pèlerins on ressent une grande ferveur à la vue de ces
hommes nus. Chaque sâdhu n’a que quelques secondes pour s’immerger et ressortir
de l’eau pour laisser la place au suivant. Au retour ils ont perdu leur
cendre ; leur nudité semble accentuée et parait un peu plus indécente !
Certains d’entre eux se livrent à quelques exercices de yoga qui ont des
allures de spectacles de cirque.
Les gourous arrivent
ensuite dans leurs chars décorés. Ils en descendent abrités sous une grande
ombrelle dorée. Ils sont précédés de fidèles qui leur ouvrent le chemin pour
accéder rapidement à l’espace réservé à leur bain. Puis ils retournent vers
leur char pour suivre une longue procession dans l’allée principale, à la suite
des nagas sâdhus. Des fleurs sont jetées aux pèlerins qui se précipitent pour
les ramasser comme une relique sainte. Chants, musiques, clameurs, la
cacophonie est assourdissante.
Le jour s’est levé
dans la brume et les bains vont se succéder ainsi jusqu’à la fin de la matinée.
Des norias de barques amènent les pèlerins. La foule envahit les allées et les
ponts. Sur toutes les berges, à toute heure de la nuit et du jour, les mêmes
gestes se répètent. Hommes et femmes de tous âges et enfants se déshabillent et
se glissent rapidement dans une eau qui semble les saisir. Des barrières ont
été fixées pour empêcher tout risque de noyade. Certains prient. D’autres sont
plus joyeux.
Tant de ferveur incite
au respect ou au questionnement. Des Occidentaux convertis aux croyances
hindouistes viennent se joindre aux Indiens. Les vêtements sont essorés voire
lavés et chacun se rhabille en arrosant ses vêtements propres de quelques
gouttes d’eau sainte de la bouteille en plastique remplie dans la rivière. Ils
la rapporteront chez eux pour bénir ceux qui n’ont pas pu se déplacer et pour faire
leur pujas (offrandes)
quotidiennes. Ils reprennent déjà le chemin du retour à pied, puis ensuite en
train ou en bus pendant plusieurs jours.
La prochaine Maha
Khumb Mala se tiendra en 2025. Pour la majorité des hindous ce fut donc le
pèlerinage de leur vie. Et pour moi l’un des souvenirs les plus forts de tous
mes voyages.
10 Février 2013