La route qui traverse le village de Tallunglipu est
encombrée de motos et de tuktuks (tricycles motorisés). La foule se presse avec
excitation. Dans la rizière en contrebas, deux buffles s'examinent, se
contournent puis s'encornent pour un vrai combat sous les clameurs et les rires
des spectateurs. La scène se répète pendant quelques heures. Une dizaine de
buffles sont ainsi conduits deux par deux pour combattre. Aujourd'hui, ils ne
sont guère agressifs et certains préfèrent se rouler dans la boue. Les billets
circulent pour parier sur les meilleurs, mais ces combats sont avant tout une
fête pour se réunir.
C'est le premier jour de la cérémonie funéraire de
Mama’Papeng, une centenaire décédée il y a trois ans. Je suis au Pays Toraja,
au sud de l'île de Sulawesi (Célèbes) dans l'archipel indonésien. Dans cette
région montagneuse, sont venus se réfugier des marins chinois qui après avoir
conquis les côtes de Sulawesi ont fui l’invasion des peuples Bugis et l’arrivée
de l’Islam. Dans le Tana Toraja (le pays du peuple des montagnes), nommé ainsi
par les Bugis) ils construisirent leurs maisons en bois sculpté et coloré avec
des toits en forme de proue de navire, les Tongkonan.
Aujourd'hui la tôle qui remplace le chaume tache de rouge les rizières et les
forêts.
La défunte faisait partie de la plus haute classe
sociale, celle des nobles ce qui lui donne droit à une grande cérémonie qui va
s'étaler sur quatre jours, avec la réception de plusieurs centaines d'invités
et le sacrifice de buffles sacrés. Pour les accueillir et les loger,
d'importants bâtiments provisoires en bambou ont été construits et décorés. La
société Toraja comprend quatre classes à qui sont attribuées un nombre
réglementaire de buffles à sacrifier pendant la cérémonie : pas moins de
vingt pour les nobles (on voit encore des cérémonies avec une centaine de
buffles tués), dix pour la classe moyenne, cinq pour les pauvres et un seul
pour les esclaves même s'ils sont parfois plus riches que les nobles. Malgré la
hiérarchisation de la société, les esclaves font eux-aussi des études et ont
accès à tous les métiers. C'est le chef du village qui tient le registre des
classes sociales et assure le maintien de ces règles ancestrales.
L'isolement des Torajas leur a permis de conserver
leur tradition animiste, qui fait bon ménage avec la religion protestante
(majoritaire ici) héritée de la colonisation hollandaise et le catholicisme
apporté par les missionnaires, alors que le reste de la population de Sulawesi
est convertie à l'Islam.
A son décès le corps de Mama’Papeng a été embaumé.
recouvert d'un cataplasme à base d'écorces d'ébène, de teck ou de santal et bandé avec des centaines de tissus
puis mis en bière. Le cercueil avait sa place parmi la famille dans une pièce
dédiée de la Tongkonan, le temps de
trouver le financement pour l'achat des buffles, des cochons et de construire
les bâtiments. Certains défunts peuvent attendre ainsi quelques années. Au
cours de mes balades dans les villages, j'ai été invitée à entrer dans une
maison et à venir saluer le cercueil d'un défunt en lui déposant ma petite
offrande. « Il n'est pas mort, il est seulement malade, me dit son
frère ; son âme montera au Puya (paradis) sur le dos des buffles sacrés
qui seront sacrifiés le jour de la cérémonie ». La mort côtoie ainsi la
vie quotidienne car les défunts sont un lien avec l'au-delà. Bien que la
majorité des Torajas croie en Dieu, ils continuent à respecter cette tradition.
Aujourd'hui le gouvernement indonésien taxe
les buffles qui seront tués pour en limiter le nombre. Les cérémonies
constituent en effet une véritable activité économique -qui fait la fortune des
marchands de bestiaux- et pour les familles, c'est un énorme gaspillage
d'argent au détriment de la scolarisation ou de la santé. Sur le marché de
Bolu, près de Rantepao, capitale de Tana Toraja, des centaines de buffles sont
vendus dont certains à un prix equivalent à celui d'une voiture. Ils ne sont
achetés que dans le but d'être sacrifiés, un jour ou l'autre puisque pour les
animistes, ils sont sacrés et ne travaillent donc pas dans les rizières.
De nombreux cochons sont aussi offerts pour
nourrir les invités et leur prix varie de 40 à 700 euros pour les grosses
truies. La somme des cadeaux d'une cérémonie d'un noble peut atteindre 100.000
euros (le salaire moyen annuel d'un instituteur est de 4800 euros). Le budget
consacré par la famille du défunt à la réalisation des bâtiments provisoires
est aussi colossal. Au sein de la famille de Mama’ Papeng, le coût de cette
cérémonie commence à choquer. Sa nièce me dira que si la tradition doit
perdurer, il faut cesser cette démesure car les Torajas sont majoritairement de
simples riziculteurs. Elle regrette aussi qu'une partie de l'héritage de sa
tante soit consacrée à cette cérémonie !
Le cercueil magnifiquement sculpté repose sur la
plate-forme de l'un des greniers à riz du village - modèle réduit d’une
Tongkonan - qui leur font face. C'est le lieu de séchage du riz. Lors de la
cérémonie ce sera la place réservée aux membres de la famille et aux
personnalités. Des enfants chahutent. Chacun discute le plus naturellement. Le
sourire de Mama’ Pepeng sur sa photographie qui orne son cercueil m'invite à
une certaine décontraction. D'une certaine façon, elle participe vraiment aux
retrouvailles de sa famille. Je finis par m'habituer à cette idée.
Les pilons frappés en cadence dans le
pilonnier à riz résonnent dans tout le village. Des jeunes filles sont vêtues
de leurs costumes traditionnels en coton tissé. Un orchestre d'orphelins joue
de ses instruments en bambou. Le
corbillard en forme de grenier à riz est soulevé par une dizaines d'hommes et
placé au centre de la grande place. Des chants superbes sont diffusés par les
hauts-parleurs. Puis le cercueil est déposé dans son corbillard. Chaque moment
de ces journées répond à un protocole strict répété depuis des générations.
Aucune tristesse, plutôt la joie de se retrouver et une grande solennité qui
incite au respect. Un choeur d'hommes arrive, chemises rouges et sarongs noirs.
Il fait une ronde autour du corbillard en chantant des incantations pour
réveiller l'esprit du mort afin qu'il bénisse les vivants. Les grognements des
cochons ficelés et transportés sur des brancards de bambous se mêlent aux
beuglements des buffles, Personne ne s'en émeut. Etonnante cacophonie !
De gros piliers de bambous ont été fixés au
corbillard qui est plusieurs fois soulevé et secoué pour aider l'âme à se
séparer du corps. Enfin, il est emporté à bras d'hommes dans le champ de
menhirs élevés autrefois par les familles en souvenir des ceremonies. Il est
hissé par une échelle de bambous sur un échafaudage à plus de cinq mètres de
haut, sous les encouragements de la foule. Un buffle a été égorgé pour le dîner
des invités ce soir.
La ronde grossit avec les amis, la famille
et quelques touristes qui y sont conviés. C'est grandiose et émouvant. Les
touristes font eux-aussi partie de la cérémonie. La famille considère qu'ils
leur font un honneur de s'intéresser ainsi à leur culture. Chacun d'eux doit
apporter un présent (cigarettes, noix de bétel). Des repas leur sont servis
comme aux invités.
Des cortèges d'invités arrivent silencieux,
les hommes en sarongs et les femmes très élégantes tout de noir vêtues portant
leur petit sac Toraja de velours rouge et noir contenant des petits cadeaux.
Tous défilent lentement en silence jusqu'au bâtiment de réception. Des hôtesses
arrivent en procession pour leur offrir des boissons. Le faste de cette
cérémonie révèle la richesse de la défunte. Sur la tribune principale, le
présentateur cite le nom des familles présentes. Les chants et les prières
s'élèvent en permanence de la place. De
longs discours sont déclamés sur la vie de la défunte et de sa famille. La
nuit, les invités resteront dormir dans les bâtiments, leur intimité préservée
à l'aide de couvertures tendues. Dans la journée beaucoup jouent au cartes,
discutent, jouent d'un instrument. Le vin de palme qui est abondamment servi ne
donne jamais lieu au moindre débordement.
Nouvelles grandes processions d'invités
tout au long du troisième jour. Elles sont précédées d'un Toraja qui danse et
crie le chant de la guerre avec son sabre et son bouclier. Les buffles offerts
par les invités sont présentés un par un. Le présentateur annonce le nom de la
famille et le buffle est numéroté et répertorié dans un registre. La tradition
veut que la famille du défunt rende un cadeau de même valeur lors du décès de
l'invité.
Un groupe de touristes espagnols a offert un cochon.
Nous sommes alors tous conviés à constituer un cortège. Dans le bâtiment, nous
nous asseyons, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre et des hôtesses
viennent nous servir. Nous entendons un long discours de remerciements à notre
intention. Nous sommes touchés car nous avions plutôt conscience d'être des
« voyeurs » dans cette cérémonie et de commettre des maladresses dans
le protocole. Les Torajas sont
très accueillants et indulgents à l’égard des étrangers. Ils sont très fiers de
faire connaître et de partager leur culture.
C’est le jour tant attendu des sacrifices
des buffles. Une horde de touristes est arrivée très tôt. Est-ce une
impression ? Je trouve la vingtaine de buffles étonnamment calme. Leur
gardien les caresse doucement entre les deux yeux. L'atmosphère est solennelle.
Je jette un regard sur la colonne de cornes qui orne le fronton des deux Tongkonan. Elle indique le nombre de
cérémonies qui se sont tenues ici et donc la richesse de la famille. Mais je
frissonne quand j'aperçois sous le faîte
d’une Tongkonan, deux crânes humains.
Jadis les nobles s'octroyaient le droit de sacrifier aussi quelques esclaves...
Soudain le frappement des pilons annonce le début du
sacrifice. Un premier sacrificateur tranche violemment avec son sabre, la
carotide d'un buffle qui s'écroule dans un râle. C'est alors l'hécatombe. Des
flots de sang jaillissent des gorges tranchées. La foule est calme. L'herbe de
la place devient rouge. Certains buffles résistent, divaguent, trébuchent sur
les cadavres ou se précipitent vers les spectateurs. Le sang éclabousse les
touristes imprudents. La foule s'excite. Puis les derniers buffles s'écroulent
enfin. Ce n'est pas un jeu. Ce n'est pas de la cruauté. C'est un rite sacré.
La population Toraja hommes, femmes et enfants, est
habituée à ce spectacle. Pas les touristes. Les plus crâneurs avant la
cérémonie quittent rapidement les lieux. L'odeur pestilentielle est bientôt
plus insoutenable que le spectacle lui-même. On ne peut s'empêcher de trouver
ce sacrifice particulièrement sauvage. Mais en même temps, plongée depuis plusieurs
jours dans cette communion spirituelle, je l'accepte comme un rituel nécessaire
pour eux et je respecte leur croyance. Est-ce l'une des dernières cérémonies
comptant autant de buffles sacrifiés ? La scolarisation apporte aujourd'hui
d'autres valeurs aux jeunes générations notamment concernant ses relations avec
les animaux. Je resterai plusieurs jours marquée par ces scènes. Je m'étonne de
la présence d'autant d'Occidentaux qui n'auront assisté qu'à cette seule
journée. Curiosité malsaine ? Il est vrai que les Torajas les y ont
fortement invités comme à une grande fête à partager ensemble. Les derniers
touristes présents alors que les buffles sont dépecés et découpés pour être
cuisinés ressentent eux-aussi la même ambivalence : dégoût d'un tel massacre
qui serait intolérable chez nous, mais, en même temps, respect pour un rituel
que nous n'avons pas à juger.
Quatrième jour, celui de l'enterrement de
Mama’Papeng. Selon les regions et les époques, les sépultures Torajas peuvent
être différentes. Une pierre verticale était enterrée pour représenter une
famille et les corps étaient déposés dans des caveaux creusés dans les rochers
et fermés par de petites portes sculptées. Ils sont toujours utilisés. Il
arrivait que les cercueils étaient entreposés dans des grottes naturelles. Les
nobles faisaient réaliser les effigies des défunts, les célèbres Tau-Tau qui
vous regardent avec leurs grands yeux du haut de leur balcon, leurs mains
tendues pour bénir la famille et la remercier d'avoir pris soin de lui de son
vivant. On voit aussi d'anciens cercueils suspendus le long des parois
rocheuses pour les protéger du vol des offrandes ou des bêtes sauvages. Mais
dans le respect des règles animistes, le cercueil n'est jamais enterré.
Désormais les Torajas construisent des monuments funéraires en béton, jalonnant
les routes aux abords des villages ou installés dans les jardins. Chaque
famille peut choisir son emplacement en accord avec le chef du village.
Aujourd'hui je suis l'unique touriste et la majorité
des invités est partie. La place est quasi déserte. La cérémonie aura un
caractère plus intime et religieux. La famille de Mama’Papeng est assise au
pied de son corbillard redescendu de l’échafaudage. L'ambiance est détendue.
Des enfants rient. Célébration chrétienne avec prières et long prêche écouté
avec attention par l'assistance. Certains s'étonnent de ma présence. Je suis
alors invitée à m'asseoir auprès de membres de la famille sous le grenier à riz
et à partager le repas constitué de buffles sacrés et de riz.
Soudain les femmes en noir se lèvent, posent leur main
sur le cercueil et se lamentent. C'est le rituel des « pleureuses »
mais certaines femmes sont sincèrement éprouvées. Deux camions arrivent qui
emportent le cercueil et le corbillard de l'autre côté de la rizière, tandis
que famille et amis empruntent le sentier. Le cercueil est installé dans le
tombeau, le corbillard placé à côté du tombeau. Plus de larmes, plus de
prières. La cérémonie funéraire de Mama’ Papeng s'achève ici. Et chacun reprend
le petit sentier.
Alors je reste assise, seule, pour un dernier adieu à
cette vieille femme dont j'ai suivi le parcours vers l'Au-delà, le royaume des esprits.
Dans la rizière, un buffle gardé par son ibis tourne sa tête vers moi.
Août 2011
Article publié dans Magazine GLOBE-TROTTERS n°140-nov/dec2011 (Association Aventure du Bout du Monde)